Erno RENONCOURT
Fidèle à l'engagement de cette résistance, comme de coutume, nous venons contester, avec insistance et constance, la parole des politiques, des médias et des experts de service anoblis (PME.SA). Lesquels constituent, en Haïti comme ailleurs, la société anonyme des petites et moyennes entreprises de l'empire du double standard. Véritable empire d'imposture, il assure sa pérennité en donnant de la renommée à des automates insignifiants partout dans le monde, les propulsant ainsi au sommet du leadership de leurs pays, pour qu'ils agissent comme des gardiens dressés de l'ordre globaliste et transhumaniste.
Ceux et celles qui ont la culture suffisamment aiguisée, pour comprendre que certaines réalités d'aujourd'hui ont souvent été dissimulées, des années auparavant, dans des œuvres cinématographiques et littéraires, se souviennent sans doute de la scène du film I comme Icare, qui décrit, par l'expérience de Milgram, la soumission aveugle à l'autorité (académique, dans le contexte du film). Une soumission qui se fait sans violence et sans contraintes physiques, rien que par la délégation d'une certaine mission ignoble enrobée d'une certaine aura ou d'un certain rayonnement, par la proximité qui se construit en se retrouvant aux ordres de ceux qui symbolisent le pouvoir. L'anoblissement des PME.SA est une forme de généralisation de cette soumission, puisque par leur rayonnement à endettement éthique, ils s'instituent comme des phares médiatiques qui influencent, guident et orientent, dans l'irresponsabilité de leurs décisions et l'incohérence de leurs prises de position, l'évolution des pays, en scellant dans l'impuissance le destin des peuples. Véritables fumiers communicants, ces automates influents n'ont qu'une mission, qu'importe leur rôle et leurs fonctions : produire de belles histoires et des récits plaisants, éloquents ou savants, pour relayer, par enjolivements discursifs, et exécuter en échos-systèmes abrutissants, les injonctions et les valeurs de performance défaillante qui assurent l'invariance de la géostratégie de la déshumanisation.
Le spleen enfumé de la réussite précaire
Á ce titre, il semble nécessaire d'expliciter le mode de fonctionnement de ces fumiers communicants. Cela permettra à un certain public, qui continue, par habitude et inconscience, de s'abreuver de leurs récits éloquents et savants, ignorant leur emprise sur leurs propres représentations du monde, d'être plus armés pour résister contre ces enjolivements. Lesquels d'ailleurs sont les principaux attracteurs devant lesquels une grande majorité, culturellement désarmée, reste vulnérable, car leur imaginaire est conditionné par les impostures de l'empire du double standard.
Par l'enfumage abondant de leur rayonnement, les fumiers communicants de l'ordre transhumaniste, que sont les PME.SA, s'activent à enjoliver les projets déshumanisants de la globalisation dans une seule et unique perspective : amener l'homme à désensorialiser son existence pour qu'il se projette, dignité abattue et conscience effondrée, vers le mistral gagnant qu'est le pouvoir d'achat, selon l'évangile de la globalisation. Pouvoir si frénétiquement convoité, partout ailleurs, qu'il brille comme la vraie valeur de la liberté individuelle promue et béatifiée par le néolibéralisme, dans toutes ses variantes. La valeur de la liberté du néolibéralisme se résume si bien au pouvoir d'achat qu'une certaine formule la caricature en une injonction liberticide : « Travaille, consomme et ferme ta gueule ».
Parce qu'il offre protection contre la misère et les précarités matérielles, celles-là mêmes que sème à tout vent la globalisation, le pouvoir d'achat permet de classer les individus en deux groupes : les sujets solvables, ceux qui ont tous les droits inaliénables et inviolables ; et les sujets jetables, ceux pour qui il faut concevoir et ajuster un régime de droits à minima ; comme ceux que réservait le Code Noir aux gens de couleur dans l'enfer de la colonie prospère de Saint Domingue. Éternelle performance défaillante qui assure, par-delà la nature précaire ou sécuritaire des écosystèmes, l'invariance de la géostratégie de double standard.
On comprend alors pourquoi dans un écosystème aussi précarisé qu'Haïti, lequel porte sous sa peau tatouée les stigmates de la déshumanisation par les privations les plus extrêmes, avoir du pouvoir d'achat est un privilège en échange duquel, une grande majorité est prête à s'auto déshumaniser. Aussi est-il familier de voir, certains des plus instruits et des plus académiquement rayonnants des socio professionnels haïtiens, se faire marcher dessus, quitte à se transformer en essuie-pieds, par les détenteurs des ressources nationales. Plus angoissant encore est le spectacle de ceux et celles qui n'hésitent pas à faire allégeance, jusqu'au bout de la servitude volontaire, aux gestionnaires et fonctionnaires qui pilotent les projets des agences internationales. S'auto déshumaniser, en échange de pouvoir d'achat (artefact d'accès à la réussite), est en Haïti la voie royale la plus empruntée pour s'offrir une immunité contre les précarités immenses et les souffrances abjectes qui rappellent la déshumanisation esclavagiste. Précarités et souffrances si prégnantes et invariantes qu'elles font apparaître le territoire haïtien, aux yeux d'une immense majorité, comme une géographie de douleurs, un lieu hostile qui appelle à la fuite. Une fuite qui invite à toutes sortes de vilenies, de malice et de médiocrités humaines. Une fuite qui résonne en échos affreux dans les dictons et les proverbes populaires haïtiens.
La fuite comme érosion d'intelligence et de dignité
Dictons qui appellent à la fuite par autoroutage de l'intelligence vers la malice. Naje pou Sòti (Sauve qui peut par la nage), Se sòt ki bay, embesil ki pa pran (C'est le sot qui donne, c'est l'imbécile qui refuse de prendre), voici les crédos qui motivent majoritairement les classes moyennes haïtiennes. Ce bastion peuplé Malfrats Anoblis en Lettrés par Indignité pour Cultiver l'Errance (MALICE) qui forme le grenier des fonctionnaires et des décideurs en charge des institutions étatiques du pays. Tous prompts et zélés à mettre en berne leur intelligence (Nou pa vini konte ti bèf, se tete nou vini tete : nous ne sommes pas là pour compter les veaux, mais pour profiter du lait de la vache) et leur dignité (Bouche nen ou, bwè dlo santi : Pincez-vous le nez, et dégustez l'eau puante) pour accéder au sommet du leadership national. Une fuite d'esprit qui explique pourquoi toutes les institutions étatiques haïtiennes sont invariablement défaillantes par des pratiques de crapulerie, de couillonnerie et d'escroquerie au service des intérêts personnels et privés. Et cela, malgré les titres et les diplômes qui font miroiter l'anoblissement d'un certain ‘‘ mé-tissage '' académique par jumelage universitaire au profit du renforcement institutionnel haïtien. Paradoxe qui confirme l'un des axiomes de l'indigence : aux mains des lettrés malicieux, au service de leur sauvetage personnel et de leur réussite individuelle, le savoir et la culture ne sont que des futilités qui ne donnent lieu qu'à des superficialités, juste bonnes à intimider, mystifier et impressionner.
Proverbes qui célèbrent la recherche d'immunité contre les précarités matérielles par toutes les servitudes et toutes les indignités. Kapab Pa Soufri (La puissance [de la réussite par le pouvoir d'achat] immunise contre les souffrances), Se kolònn ki bat (Toujours suivre la colonne qui triomphe), ainsi résonnent les échos du spleen qui permet de se mettre en postures malicieuses pour toujours voler au secours de la réussite. Laquelle réussite permet de conquérir les cœurs et les esprits, et de fidéliser le plus grand nombre ; réussite pour laquelle une immense majorité est prompte à se faire complice de toutes les opacités profitables à la criminalité par le jeu du mépris pour la justice et la transparence : Je wè bouch pe (Voir un crime et apprendre à ne rien dire) ; Pa konnen pa al la jistis (S'interdire de connaitre évite d'être témoin devant la justice) ; Dan pa mòde dwèt kap bal manje (Toujours être loyal envers la main qui vous nourrit, [qu'importe si elle est tachée de sang]).
Faut-il que ce soit de la médisance et de l'insulte envers ses compatriotes que d'assumer qu'une société ne peut avoir d'autre avenir que l'errance vers les basses eaux éthiques (autrement dit, l'indigence), quand son imaginaire, fissuré par des fuites béantes, la pousse à interagir aussi médiocrement, irresponsablement et indignement avec son environnement ? Évidemment, il ne fait aucun doute qu'il sera difficile de convaincre un chef de gang que la terreur qu'il sème avec son arme sur la population ne fait qu'accélérer la désintégration d'Haïti. De même, il sera encore plus improbable de raisonner l'acteur social et le lettré haïtien, et de les amener à comprendre que la quête de la réussite dans un milieu déliant, sans garde-fou éthique et sans distanciation avec la malice, participe des faisceaux de causes qui entretiennent, par récursivité, la régression circulaire invariante du pays, et par là même nourrissent les foyers de la gangstérisation de la société. Donc les gangs de rue à sapates et les gangs des espaces d'entre soi des PME à cravate ne sont que des formes diversifiées d'une même gangstérisation opérant sur des strates d'affaires différentes. C'est ce que nous appelons dans le cadre de notre axiomatique la gangstérisation polymorphe stratifiée de la société haïtienne. Évidemment aucune société ne peut avoir de cohésion quand ses strates sont aussi fébrilement constituées : chaque groupe social haïtien tourne autour de ses intérêts sectoriels, chaque acteur de ces groupes priorise ses intérêts personnels. Cela crée autant de centres d'intérêts contradictoires qui nourrissent le chaos local et donnent l'illusion de contradictions entre les groupes sociaux, alors que tous tournent autour d'un même centre d'intérêt global piloté par le Big Gang. Mouvement énigmatique, mais pleinement intelligible dans un écosystème paradoxal.
Il est manifeste que l'anoblissement qu'offre la géostratégie de la globalisation aux volontaires et affidés des PME.SA, par le pouvoir d'achat et par le rayonnement académique, et culturel, cristallise parfaitement une certaine splendeur enfumée. Elle ressemble en effet à s'y méprendre à celle d'un spleen minimal insignifiant confortable (SMIC) qui, par son rayonnement occulte, enfume les consciences et déforme les postures de l'homme afin qu'il se courbe vers le cycle bas de la vie. Ce SMIC est objectivement conçu et promu comme l'attracteur indigent qui pousse l'homme à éroder son intelligence éthique, pour se dresser contre l'humain en devenir en lui. Aussi, l'homme, attiré et aveuglé par l'enfumage de la réussite, devra désapprendre à être digne, en renonçant à toute esthétique de ses comportements. C'est un peu ce que suggère cette pensée de Noam Chomsky : « Il existe deux ensembles de principes. Les principes de pouvoir et de privilège (rayonnement médiatique) et les principes de vérité et de justice (rayonnement éthique). Si vous courez après le pouvoir et les privilèges, ce sera toujours au détriment de la vérité et de la justice ».
L'appel de la résistance
Gare à ceux et celles qui sous-estiment la puissance de corruption et d'auto déshumanisation que renferme ce pouvoir d'achat dont l'artefact monétaire, qui y donne accès, est le principal outil par lequel l'empire du double standard impose sa loi, ses valeurs et son hégémonie au reste du monde. C'est si vrai qu'on attribue à Mayer Amshel Rothschild la citation suivante : « Donnez-moi le contrôle sur la monnaie d'une nation, et je n'aurai pas à me soucier de ceux qui font ses lois ». Si le contrôle sur la monnaie d'un pays peut conférer à un individu un pouvoir qui surpasse celui des législateurs de ce pays, à plus forte raison le pouvoir d'achat que confère cette monnaie aux citoyens de ce pays peut les amener à ne plus se soucier des valeurs éthiques et des postures esthétiques qui régissent leurs comportements.
Sombrer vers le cycle bas de la vie par la désensorialisation de son existence et végéter dans les lignes des basses eaux culturelles et éthiques, pour, in fine, émerger dans les loques putrides et enfumées d'une certaine réussite médiatisable, tel semble être le destin promis à l'humanité par la géostratégie de la globalisation et du transhumanisme. Et c'est déjà presque le cas en Haïti, tant le pays se désintègre par liquéfaction purulente de ses structures sociales et érosion sanglante de la dignité de sa population.
Pourtant, aussi enfumé que soit l'horizon des événements sur les théâtres locaux et globaux, aussi désespérée que soit la nuit indigente dans laquelle rugissent les fossoyeurs de l'humain, aussi sourde que soit l'impuissance des peuples, il reste encore un possible à portée de résurgence de notre humanité. Car ce destin de l'humanité amoindrie ne se matérialisera que si les PME.SA parviennent à étouffer, partout ailleurs, toute pensée critique et à tuer toute volonté et capacité de résistance collective. Mais tant que brillera quelque part la flamme digne de la résistance, elle trouvera des rêveurs PoÉthiques, partout ailleurs, qui seront heureux de se laisser bercer activement par son intranquille incandescence. Et heureux dans leurs rêveries éveillées, ils chuchoteront, par-delà les horreurs de la nuit, la légende étincelante de cette flamme irradiante. Et d'autres les retrouveront dans une communion imaginaire pour murmurer sa métaphore insolente et ébruiter le chant de sa résurgence exaltée. Nous y croyons, puisqu'avant nous Gaston Bachelard avait écrit que « tout rêveur actif porte dans son imaginaire une vérité de l'être et un avenir de l'être humain » (La flamme d'une chandelle, 1961, Presses Universitaires de France, p.12). Ce qui nous pousse à croire que la seule contemplation de la flamme de la résistance suffit à pérenniser notre dignité et notre humanité.
Alors, face à l'enfumage aveuglant et étouffant que diffuse, en échos-systèmes opaques, la réussite des politiques, médias et experts de service anoblis, il semble prioritaire que ceux et celles, qui ont l'éloquence insolente pour forger des mots d'intelligence, continuent intranquillement et généreusement de les diffuser, dans l'air de ce temps humainement contraint, comme autant de flammes éthiques, pour désenfumer le voile nauséabond que tissent autour de nitre humanité les maux invariants de l'indigence. Résister devient alors un impératif. Et comme il y a plusieurs manières de résister, nous nous disons que venir sur ce site, qui incarne le microcosme d'une certaine internationale des peuples à définir, est un vibrant acte de résistance. Et comme « la rêverie est l'élan de départ qui permet d'imaginer et de réaliser quelque chose de nouveau, de découvrir une solution nouvelle et originale à un problème, avec, comme moteur ou motivation, une volonté de modifier ou de transformer le monde » ( Delphine Audouin).
Alors, « imaginons des mondes possibles en dépassant » le confortable indigent par le rêve éveillé et exalté. Lequel en imaginant autrement le monde, pérennise le destin du monde, puisqu'il exprime une beauté du monde. En ce sens, rêver d'un autre monde c'est encore résister, puisque résister c'est aussi refuser l'enlaidissement et l'encanaillement du monde par l'indigence.